À l’heure où les inégalités territoriales et la diminution des services publics sont au cœur des débats politiques de ces législatives 2024 et de la montée du vote de l’extrême droite, François Taulelle, professeur de géographie à l’université Champollion d’Albi (Tarn), nous éclaire sur l’évolution des services dans les territoires de faible densité et son impact sur l’actuelle crise sociale et politique.
Il est un expert reconnu dans l’étude des dynamiques territoriales et des villes moyennes. Les travaux récents de François Taulelle, professeur des universités en géographie, aménagement et urbanisme à l’Institut National Universitaire Champollion d’Albi, se concentrent sur un sujet d’une actualité brûlante : l’évolution des services publics dans les territoires de faible densité.
À la suite de la crise des gilets jaunes et de la pandémie de COVID-19, cette question s’est imposée avec force dans le débat public, notamment lors des élections législatives 2024 avec la forte progression du vote d’extrême droite. Dans son dernier ouvrage collectif, « Égalité, accessibilité, solidarité : Les renoncements de l’Etat, services publics et territoire ruraux« , le chercheur albigeois apporte un éclairage précieux sur les recompositions en cours dans la France des petites villes et des villages et leurs conséquences. Entretien.
France 3 Occitanie : avez-vous vu arriver ce qui est en train de se passer actuellement avec cette poussée du vote pour l’extrême droite en France ?
François Taulelle : Depuis 2012 nous travaillons sur la question des services publics dans les territoires de faible densité. Nous y avons observé une montée de la colère. Mais nous aurions pu tout aussi bien étudier les banlieues en crise dans les villes. Cela aurait été de même teneur : le départ des services publics essentiels, leur recomposition et de fait l’éloignement des citoyens. Nous avons adopté une approche nationale, en utilisant des statistiques pour mesurer la présence et l’évolution des services. Ce travail collaboratif, mené avec nos collègues de l’INRAE Dijon, s’est étendu sur une décennie et repose sur une base de données exhaustive des équipements. Ces données permettent de voir comment se recomposent les services en France.
En parallèle à cette analyse nationale, nous avons conduit des études de terrain dans cinq départements, en interrogeant les habitants dans des intercommunalités de faible densité, c’est-à-dire de moins de 30 habitants par kilomètre carré. Nous y avons entendu une grande colère, un ressenti également corroboré par une enquête téléphonique à grande échelle menée par nos collègues sociologues. À travers tout ceci, nous avons recueilli une critique très forte de l’État par des personnes qui se sentent délaissées. D’ailleurs en 2012, notre premier ouvrage s’intitulait déjà « le délaissement du territoire ».
France 3 Occitanie : Cette colère est-elle exacerbée par une accélération de la disparition des services publics ?
François Taulelle : Il n’y a pas que cela. C’est un ensemble d’éléments. La situation actuelle s’explique davantage par l’entrée socio-économique que territoriale : l’accès à la culture, le niveau de diplômes, le taux de pauvreté sont des éléments qui nourrissent les colères. Cette réalité complexe dépasse l’idée simpliste d’une opposition entre les villes et les campagnes. À la campagne, des territoires se portent mal et d’autres vont très bien par exemple du fait d’une dynamique industrielle ou touristique. Il faut associer la disparition des services publics à ces facteurs socio-économiques. Cela concerne souvent des territoires dans lesquels les indicateurs sociaux sont dans le rouge, des territoires où des entreprises sont parties, des bassins industriels en crise et où la démographie est en berne. Quand on regarde ces territoires de près, à partir de ces divers éléments, une partie du territoire se sent abandonnée.
France 3 Occitanie : Par exemple, comme dans le Tarn, à Carmaux, Mazamet ou Graulhet ?
François Taulelle : Le phénomène de délaissement territorial est particulièrement marqué dans certaines parties de la région Occitanie, par exemple au nord d’Alès, dans les anciens bassins miniers. Ces zones connaissent un fort sentiment d’abandon, exacerbé par le déclin des emplois traditionnels et l’absence d’alternatives pour prendre le relais de la crise économique. La disparition progressive des services publics a profondément déstabilisé les communautés locales.
France 3 Occitanie : Quel est le rôle de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) dans cette dynamique ?
François Taulelle : La Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) et la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF) s’inscrivent dans une approche comptable de la gestion publique, inspirée du New Public Management. Cette approche libérale vise à réduire les dépenses et donc les services publics. Cependant, cette approche est remise en question en particulier par l’École d’économie de Paris sous la conduite de Thomas Piketty. Leurs recherches mettent en avant l’importance de l’État-providence, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation. Bien que coûteux, ces investissements sont considérés comme essentiels pour le pacte républicain et le bien-être des citoyens. L’École d’économie de Paris argue que ces dépenses sont en réalité des investissements d’avenir, cruciaux pour la cohésion sociale et le fonctionnement démocratique. Plutôt que de se focaliser uniquement sur la réduction des dépenses, ils proposent d’explorer, à juste titre, des pistes pour augmenter les recettes de l’État, estimant qu’il existe des marges de manœuvre inexploitées dans ce domaine.
Face aux critiques et aux mouvements sociaux comme celui des Gilets jaunes, le gouvernement a tenté de réajuster sa politique en créant des Maisons de services publics. Bien que ces structures rapprochent l’administration des citoyens, elles ne résolvent pas du tout les problèmes dans les secteurs de la santé et de l’éducation. De plus, elles soulèvent des questions sur la précarité des emplois de celles et ceux qui les animent. Cette initiative témoigne néanmoins d’une prise de conscience de l’État quant aux conséquences de la réduction des services publics. Elle marque un retour, bien que limité, de sa présence dans les territoires, soulignant la nécessité de repenser l’équilibre entre efficacité budgétaire et maintien des services de proximité essentiels à la population.
France 3 Occitanie : Quels sont les chiffres qui vous semblent significatifs aujourd’hui pour exprimer cette situation ?
François Taulelle : dans notre ouvrage paru en janvier 2024, « Egalité, solidarité, accessibilité : les renoncements de l’Etat« , les chiffres sont détaillés et font l’objet de deux chapitres. J’ai relevé quelques chiffres concernant par exemple le taux d’évolution de communes dans lesquelles une école maternelle est présente : -30% entre 1980 et 2020 ; -26% pour les écoles primaires ; -50% pour les maternités. Ces chiffres montrent clairement un retrait de certains services. En revanche, par exemple, les infirmiers ont vu leur présence augmenter.
Il est essentiel d’examiner chaque zone en particulier, car la situation est différente d’un endroit à l’autre. Souvent quand il y a retrait, celui-ci est justifié par une volonté de polarisation, c’est-à-dire de concentrer les services dans certaines villes moyennes, en partant du principe que les individus sont mobiles et pourront se déplacer facilement. Cependant, cette mobilité est loin d’être évidente. Les populations des territoires à faible densité rencontrent souvent des difficultés dans ce domaine et ont besoin de services de proximité. De plus, avec le changement climatique, encourager les déplacements en voiture n’est pas vertueux. La question de la proximité est donc cruciale. La polarisation des services engorge souvent les plateformes comme les hôpitaux et ne rend pas service aux populations éloignées.
France 3 Occitanie : Pensez-vous que tous ces éléments expliquent pourquoi les discours politiques actuels manquent de crédibilité auprès de certaines populations ?
François Taulelle : Je pense par exemple que le discours sur la fiscalité mérite d’être revu. Gabriel Zucman, dans un entretien récent au Monde (29 juin 2024), montre qu’il est possible de changer la fiscalité pour augmenter les recettes, plutôt que de se concentrer uniquement sur la réduction des dépenses et ainsi financer des services essentiels pour les habitants. Maintenir des écoles et des services de santé de qualité et de proximité a un coût, mais c’est le modèle de l’État-providence en Europe. Ce modèle coûte cher, mais il est essentiel. Lorsque l’on compare notre situation à celle d’autres pays comme le Japon ou les États-Unis, on se rend compte de la qualité de nos services. Ces services ont un coût, mais c’est un investissement pour l’avenir. Il est ainsi possible de trouver de nouvelles sources de recettes sans toujours chercher à réduire les dépenses. Les citoyens ont l’impression de payer des impôts sans recevoir de services de qualité en retour. Cette défiance est problématique, car les services publics sont les terminaisons nerveuses de l’État. Si ces services disparaissent, les citoyens se sentent dépossédés. Cela vaut aussi pour les banlieues en crise, où les services se retirent. Une présence forte de l’État est indispensable pour maintenir le sentiment d’appartenance à la République. Sans cette présence de l’État à travers les services publics, la société ne peut plus fonctionner correctement.